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    Se livrer

     

      Récurrences de ce que je vous raconte ici. Pensées matinales du bol de café. Images arte quand elles me parlent. Ce jour, un bout de film, son dernier quart d'heure peut-être. Et moi qui sens des larmes couler sur mes joues. Ridicule et irrémédiable. Démesuré, en tout cas.
     Je suis bon public, pour le rire comme pour les larmes. Mais spécialement dans certaines conditions. Les quais de gare ; la relation père-enfant, enfant-père, quand elle est montrée dans une incompréhension mutuelle. Dans ce film-là, j'ai lacrymé à gros bouillons devant une ou deux scènes difficiles pour moi. Parce que j'y projetais le sentiment de ... je ne trouve pas de mot pour le décrire ... de retours en arrière de rejets, mêlés sans doute de culpabilité pour ce que je ressentais. Entre mon père et moi, je ne vivais que décalage, ressentiment. Je ne voulais pas lui voir ses côtés positifs, le courage, le sacrifice, le talent aussi. Je savais qu'il avait souffert. Mais qui ne souffre pas ? Je ne voyais en lui que ce qui nous faisait mal et que je trouvais injustifiable : ses accès de colère au détour d'un mot, d'une phrase, son jeu théâtral de menaces de se faire du mal quand il avait mal, son entêtement et son rejet, d'un bloc, de certaines choses. J'ai bien sûr conscience que certains aspects, je les refuse parce que je sais que je les montre, moi aussi. Et j'essaie de relativiser le fait qu'il était d'une époque où un certain machisme, un certain sexisme, étaient de mise. Il était blessé d'enfance, fils d'émigrés polonais, seul enfant resté là après la mort de son frère dans un camp, et le départ de sa sœur avec un GI. Il refusait de parler du passé, engueulait sa mère lui parlant polonais dans le pays qui parlait une autre langue, s'était battu avec les élèves de sa classe qui le traitaient de polack et mettait un point d'honneur à être meilleur qu'eux à l'école. Il était sans nuance, tout au moins en apparence. D'un autoritarisme un peu à contresens, les fois où il n'aurait pas fallu l'être, mais parler. Parler, il ne le faisait pas, ne savait pas. C'est difficile, la parole, et on ne sait pas où ça va nous mener, surtout quand elle monte vite. Alors forcément, quand il le faisait, c'était trop tard pour que ça se passe bien.
      Je n'aimais pas mon père, c'est dur de dire ça, de l'avouer. Il était
    pétri de certitudes, et on ne savait pas quand ça allait mal tourner, même avec d'autres, à partir d'un truc dit ou fait qui ne lui avait pas plu. Il avait la raideur entêtée de ceux qui ne veulent surtout pas montrer leurs peurs, leurs faiblesses, leurs fêlures. Il ne savait pas faire avec ce qu'il était, avec ce qu'étaient ses proches. Ce que j'écris aujourd'hui est juste l'état des lieux, complexe et évidemment si parcellaire, d'une adulte confrontée à des souvenirs qui se terminent dans un silence, celui des paroles que je n'ai pas entendu qu'il me disait, si bas, dans un souffle si minuscule, en mourant, mentant en lui disant que je comprenais, pour que le dernier instant qui lui restait à vivre soit sans ce tourment-là, et qu'il ne se souvienne que de ma main qui serrait la sienne.

     


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