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    H. P.

     

     Ce matin-là, je m'étais réveillée avec une chanson qui colonisait ma tête : elle était sans doute, étrangement, passée du rêve au réel ... le cerveau se meut dans de bizarres tortillards ... Elle me poursuivit et me rendit mélancolique ... Souvent, dans ces cas-là, je me plonge dans mes souvenirs, concrets : je lis de vieilles choses, je regarde d'anciennes photos. Je tombai alors sur celles que je poste ce jour.

     

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     N'étaient les vêtements qui donnent toujours un peu une indication de date -encore que !- ces photos sont intemporelles et on ne pourrait pas vraiment dire où elles ont été prises. On devine bien que quelque chose est en marge, mais quoi, exactement ?

     

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     Ces images, je les ai faites il y a plus de quarante ans, il y a donc prescription, et je ne pense pas galvauder le droit à l'image de ces jeunes gens, de ces jeunes malades (?) en les montrant tels qu'ils furent, l'espace d'un moment, celui de l'instant figé. Je dis cela, mais le souvenir que j'ai de ceux-là, et que je sors d'un tiroir, est conforme à ce que je revois d'eux en sortant mes souvenirs d'un autre tiroir, celui de la mémoire.

     Pendant plusieurs vacances estudiantines, je travaillai à l'hôpital psychiatrique (on disait comme ça, je ne sais pas si l'appellation est encore la même) de ma ville. J'étais aide-soignante, en somme : je lavais, servais, accompagnais, sous la férule bienveillante d'un infirmier expérimenté ; on m'apprit même à faire les piqûres.

     Aujourd'hui encore, des sentiments plus forts que d'autres me restent de cette expérience-là : celui de l'ennui partagé comme une donnée banale et irréversible, et le sentiment de ne jamais vraiment se rendre compte - enfin, pour ce que moi j'en vis : on ne me mit pas au pavillon de gens potentiellement dangereux, en fait j'y allai une fois chercher quelque chose avec une infirmière qui m'adjoignit de marcher le dos près du mur, de faire attention à ce qu'il n'y ait personne derrière moi - de l'étanchéité de la frontière entre "normalité" et "folie". Je me souviens avoir discuté plusieurs fois avec un jeune homme dont le discours me paraissait on ne peut plus normal, et on me dit que tout ce qu'il racontait était faux, on ajouta sans doute un nom de "maladie", que j'ai oublié. Je me suis même demandé s'il n'y avait pas de dérives, d'"emprisonnements", de "dépôts", là, de patients dont on ne savait trop que faire. J'observais, j'écoutais, j'essayais d'être gentille et attentionnée. Quand je pense aujourd'hui à tout cela, je ne sais que penser de cette expérience qui certes me convint. Je me dis même, à l'époque, que si je ne trouvais pas de travail je tenterais bien le concours d'infirmière psy. Sans doute ne l'aurais-je pas eu, par manque de rigueur ou autre ; il n'en fut plus question ensuite car je trouvai à m'immiscer progressivement dans un métier plus lié à mes attaches premières et qui privilégiait l'amour de la langue.

     Je trouvais disparates ces groupes, par pavillons, et je garde l'impression qu'ils étaient mélangés, alors que ma logique me disait qu'on "range" les gens par catégories de maladies, ce qui ne semblait pas être le cas. Il y avait là des jeunes dépressifs, des trisomiques (mais ils avaient sans doute autre chose), des personnes à dysfonctionnements mentaux divers -je me souviens d'une anorexique- ... tout le monde était très médicamenté, beaucoup se montraient calmes, bien trop calmes. Au début tout m'étonnait, tout me questionnait. Je n'ai jamais eu peur mais j'ai eu beaucoup de pitié et de compassion. Et puis je me souviens de phrases aussi, presque en boucle, et qui mettaient le doigt sur certaines obsessions et/ou certaines blessures. Annie, quand elle me voyait, répétait : Tu vois, j'ai maigri !". Elle prononçait à peine le g, et pendant une fraction de seconde, chaque fois, je me demandait ce que signifiait ce "j'ai mairi" qu'elle répétait. Gérard répétait, lui : Aujourd'hui j'ai fait l'amour. En y songeant, lui non plus ne prononçait pas vraiment correctement la phrase, et l'r d'amour se perdait un peu dans les limbes, comme s'il avait mis le doigt sur ses lèvres pour me signifier qu'il ne fallait pas le répéter.

     Je ne sais comment tout ça se passe aujourd'hui. Ces souvenirs me sont ressentis à la fois comme doux et tristes, encotonnés qu'ils sont dans le flou du passé, et parcellaires. Des images  surgissent pourtant qui me font mal encore, celle d'une aube, avec un petit vieux tremblant et dont je sens la honte palpable : je suis jeune, je le lave et il s'est fait dessus ; celle d'un soir, dans la grande salle de vie, quelques affalé(e)s devant l'écran de la télé avec un regard vide, en attendant l'heure officielle du coucher. L'attente d'un futur identique au présent ?

     J'aimerais savoir ce qu'ils sont devenus Annie, Evelyne, Josette, Guy, Gérard et les autres ...

     

     


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