• Misères ordinaires

     

    Domiciles fixes

     

    Les personnes sans logement, sans travail, se multiplient (et l'époque est tellement prospère que même des gens qui travaillent, aujourd'hui, n'ont pas de domicile !!) ; est-ce le fait de vivre dans une grande ville qui fait que j'en vois de plus en plus, ou est-ce qu'il y en a réellement de plus en plus : je crains, mais je sais que oui, que ce soit ça.
    On en voit tant ! On détourne parfois la tête, par pitié ou par honte. On finirait presque par avoir "ses pauvres", ceux qu'on voit toujours au même endroit, comme ce vieil homme qui est installé chaque matin à la même place, en tête du quai A, un peu à l'abri, en tout cas en dehors de la grosse affluence, et qui s'installe une fois qu'elle est passée, après avoir glané des magazines, des choses à lire, dans les poubelles. Finalement, des rituels de lieux et d'horaires s'installent, qu'on observe, pour peu qu'on soit, nous aussi, régulièrement à ces endroits et ces moments-là (cet homme dont je parle, ce groupe qui partage café et parfois cigarettes, un peu en retrait -c'est interdit- mais à peine, cet être, pieds nus, emballé dans une couverture, qui nous regarde, halluciné de je ne sais quel famine ou quel alcool, installé contre un pilier de la même gare. Les gares voient passer beaucoup de gens qui s'y arrêtent). Le vieil homme pose un gros sac à côté de lui et l'ouvre : il y a dedans de quoi passer les heures : un peu de nourriture, de la boisson, des cigarettes, ses magazines et papiers collectés ; il se lance frénétiquement dans leur lecture. Je lui parle parfois, un peu, mais je ne suis pas à l'aise : j'ai l'impression de le déranger, j'ai la sensation qu'il a envie qu'on lui foute la paix, au moins, et quand je lui propose la part de gâteau que je lui ai apporté, et qu'il accepte sans presque me regarder, je ne sais pas qui est le plus gêné de nous deux, et je m'esquive sans oser entamer vraiment la conversation.

     

    Domiciles fixes

     

    Domiciles fixes

     (Ces deux photos, en noir et blanc, sur Aminus, les vendredi 3 et samedi 4 mars)

     

    On peut se poser la question de savoir s'il faut, ou non, photographier les gens sans logis qui errent, même immobiles, dans une vie sans joie et sans lendemain sécure (mais qui peut affirmer aujourd'hui qu'il aura des lendemains sécures, voire un demain tout court). Surtout des gens qui, comme moi, volent des images. A fortiori si les gens dorment. Je lis parfois des avis de personnes là-dessus : une blogueuse qui se refuse à présenter des photos de gens qu'elle juge être montrés en spectacle (de la vie certes), exhibés ; une autre qui s'encolère des portraits très graphiques de mendiants par un photographe (dont malheureusement je ne me rappelle pas le nom). Je suis partagée sur le sujet. Il me semble que dans ce cas, comme d'ailleurs dans le cas d'autres photos, l'important est le type de regard qu'on a ; ce qu'on veut faire des images. Je ne m'offusque pas qu'on veuille faire du beau avec du laid ou du malheur : c'est pour moi un des buts, sinon le principal, de la photographie, que de sublimer au mieux et, en l'occurrence, au plus acceptable qu'il soit possible, et ce n'est pas contradictoire avec, par exemple, le sérieux d'un reportage et la gravité de certaines scènes. Histoire de limite ? De perception ?

     

    Domiciles fixes

     

    J'avais été fascinée par cette étrange vision sur un quai de métro Gare de Lyon. Sommeil. Présence-absence. Protection. Qu'est-ce qui se passe dans sa tête, ainsi hors du monde et en dedans de soi, si, si intérieur ! ?

     

     Domiciles fixes

     Quelque temps après la capture de ce cocon, de cette chrysalide cachée dans son sac-de-couchage-maison et dans son sommeil diurne, j'ai pu voir, lors d'une (belle) expo (Beaubourg) Koudelka, le photographe engoncé dans une maison itinérante pas si lointaine : il voyageait alors en ne prenant soin, raconte-t-il, que de trouver de quoi manger un peu, et de trouver un endroit où se poser pour la nuit. À la longue, il ne parvenait même plus à dormir dans un lit. J'ai alors repensé à l'homme-coussin invisible et à la fragilité de son quotidien.

     

    Domiciles fixes

     Domiciles fixes

                                                         (Auto-photos par Joseph Koudelka)

     

    La gangrène prend possession de la civilisation. Et tout va de traviole. Dans un certain temps, si on continue ainsi, la ploutocratie de quelques maîtres du monde (pourri) abusant des pouvoirs financiers sera le tyran de milliards d'esclaves, les plus pauvres ET la classe moyenne qu'on pousse vers le sol. Ce qui m'étonne le plus, chez les gens qui n'ont presque plus rien,  en tout cas plus de toit pour les abriter, c'est qu'ils n'ont pas tous le regard vide ; désenchanté, certes, on l'aurait à moins (et on l'a, même nanti d'un petit toit), mais pas vide. Combien de temps parviennent-ils à conserver, pour les animer encore, de l'orgueil, de la dignité ?

     

     Domiciles fixes

     

    Je reviens sur la toute première image de ce billet : le jour des photos de brouillard, j'étais arrêtée au pied de la passerelle. J'ai senti une présence derrière moi et vu un homme "prendre l'air". Quand il m'a aperçue, il a semblé être effrayé, en tout cas sur la défensive, et est rentré vite fait dans cet endroit, comme un animal dans sa tanière ; c'était sa "maison".

    Photos par Le Krop.

    (Musique (in-enregistrable, pfff) : Claudio Capéo, Un homme debout ICI)

     


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