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AVEC LA PLUME (21)
Passage à vide
- "Non!" hurla-t'elle, devant le tranchant de la hache qui allait s'abattre sur elle, tandis que, s'éveillant, elle voyait le mouvement inverse, éloigné doucement, du bras de Kurt qui, debout près du lit, sursauta.
- "Tu m'avais demandé de te réveiller, j'ai seulement posé la main sur ta tête !"
Elle fit semblant de sourire. Supporter encore cette journée, une autre, une autre encore. Le matin qui s'ouvre, chaque fois, sans relâche, sur elle, sa lourdeur, son flou, le manque de contour pour des désirs qui jamais ne parviennent à se dessiner.La veille elle avait compté ses crayons : quatre-cent-un, et jeté l'intrus, déséquilibre des chiffres impairs. Les cahiers, elle ne les compterait même plus, plein les tiroirs, accumulés dans des boîtes, conglomérats de remplissages d'espaces vides? Cathédrale de papier où elle aurait voulu se dissoudre lentement, un sang d'encre coulé au bout des doigts.
Kurt avait pris son parti de ce paysage compulsif, névrotique. Mais combien de temps supporterait-il?Elle ne regrettait pas, non, mais jamais elle n'aurait imaginé si douloureux ce changement de vie. Les mots, chaque jour, l'environnaient, mais ce n'était plus comme avant. Naguère une mélancolie douce l'habitait, une paresse des mouvements de l'existence, mais avec un espoir toujours à venir, une attente précise, celle de la grâce. Qui n'existe pas.
Aujourd'hui, elle se brûlait à un magma de matière vivante, elle glissait dans une spirale de questions. Sa quête était celle de l'insondable. Elle crevait à petit feu, s'auto-consumait.La nuit vint et elle savait que c'était son pays. À travers les perspectives mélangées de sa vision incertaine, la ville flottait hors de tout espace humain : étoiles doubles des lumières d'échoppes lointaines, couleurs et pointillés, surfaces noires et rouges, contours vagues, galaxies ...
Elle aimait ce pont. Elle aimait tous les ponts, grands mécanos modernes qui enjambent fièrement les miasmes : eaux sales des fleuves, terres grouillantes, chantiers désordonnés, landes éperdues, sans ressort. Elle eut aimé, brisant le vertige, sauter, et flotter quelques instants, entre le bas et le haut, en attente.Le ciel était profond comme le début du monde, et elle écouta le silence violet comme si c'était la première fois. Elle se sentit puissante et légère, comme si les atomes de l'air, à cet endroit précis, la rendaient légère et puissante. Et invisible, fondue dans l'espère de vapeur lumineuse qui la berçait.
Kurt, amoureux de l'eau, des lointains, lui avait enseigné bien des choses. Elle sortit la corde marine du sac plastique, et fit patiemment autour de sa taille, puis de la rembarde métallique, un noeud sécure, solide.
"Si tu veux transgresser ta peur, ne ferme pas les yeux, ne tremble pas : tu décides d'être un oiseau, tu l'es !"
Alors elle respira lentement, par le ventre, cala l'escabeau qui pendant tout le trajet, lui avait scié la paume gauche, dessinant un long sillon rose tranversal, et hissée enfin, resta debout en équilibre, longtemps, regard rivé sur son avenir, tandis qu'elle caressait contre elle, lentement, la corde rugueuse et longue, bien plus longue que la distance, mesurée, entre la surface de l'eau et son corps.
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Commentaires
Bonjour Nikole .
MERCI de ta visite .
D'aimer la chanson de J.P.Mauric ♫ Oui , oui , oui ♫
Je l'ai réécouté ... Il est vrai qu'il saute très légèrement a un moment donné .
Vu son grand âge ( 56 ans ) l'on va le lui pardonner ! lol
J'ai lu avec beaucoup d'attention ton très joli texte .
MERCI du partage .
Amicalement ... Dan .
Nikoooooooooooole ! c'est toi qui as écrit ça ? J'adore, c'est génial ! C'est complètement surréaliste l'évocation de cette nana qui saute d'un pont avec un escabeau et une corde "plus longue que la distance mesurée entre la surface de l'eau et son corps"... (oui, surréaliste... et cauchemardesque... mystérieux pour une fille qui aime tant la mer... sauter dans les eaux glauques et sales...)
MERCI à tou-te-s de vous être penché-e-s (attention au vertige) sur ma prose et de l'avoir commentée, positivement.
(Lulette et Eva, un énorme merci en plus, je suis très touchée)
(Concernant l'eau, Eva, une immense influence sur ce que j'écris, d'abord, jadis, que celle des étangs, ophélienne, je ne voyais l'eau que comme ça -dans les écrits- glauque, aux deux sens du terme ... ensuite, j'ai éclairci, parlé des eaux vivifiantes océanes aussi, enfin l'alternance existe toujours, et la complexité intérieure ... par exemple je suis quelqu'une perçue comme rigolote et gaie et la plupart de ce que j'écris se termine de façon triste, voire mortifère ... le mystère de l'écriture ...)
Nikole, ça ne m'étonne pas plus que ça : il n'y a pas pire tristesse qu'au fond des gens perçus comme des rigolos... L'humour c'est la politesse des tristes...
Merci pour ton retour sur cette page.
En fait plus qu'une triste, je crois, je suis une mélancolique, encore qu'étymologiquement hein ! Probablement un coup de mes origines slaves ... :-)Et mon côté quelque peu curieux me porte ici.
Mais vous écrivez, je vois !
Et tu écris si bien. Et l'imagination suit..... L'histoire se déroule, ciselée. Et je me laisse embarquer, jusqu'à la chute.
Je reviendrai. A bientôt donc.
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Oh, waow... Tristement magnifique, ou l'inverse, magnifiquement triste. Pas un mot de trop, ou qui semble manquer, ciselé donc. Bravo
et baisers légers emplis d'amitié, aussi, bien sûr :)