• Le feu de l'action

     

     Le feu de l'action

        Il déplaça d'abord un livre, puis un autre. Cela commençait comme ça, inexorablement. Mais il fallait bien faire quelque chose. Les photos virtuelles, on peut toujours les laisser en vrac, en attente, mais les vrais objets, quand on ne veut pas les jeter, comment en range-t-on la masse informe, fluctuante, dispersée façon puzzle dans toutes les pièces d'une maison sans grand espoir d'en rassembler une bonne union finale.
       Pendant qu'il s'égarait dans ses réflexions stériles, des tas s'étaient accumulés et c'était déjà trop. Par étapes ; agis par étapes. Inutile de tout sortir sur la table et sur ton lit, d'accumuler des stères aux endroits stratégiques de ce qui est normalement la vie quotidienne et te retrouver à dormir sur un sofa informe après avoir dîné d'un sandwich, abruti pendant des heures par la télé et l'alcool parce que tu auras l'impression, sinon, de devenir fou. Sans qu'il s'en aperçoive, il avait construit autour de lui une forteresse de papier. Certes il avait horreur du vide mais là c'était n'importe quoi, aucune logique. Pas d'ordre alphabétique, pas de codes couleur, grandeur. Il regarda tout ce résidu cérébral qu'une fine couche de poussière impalpable commençait à nimber d'une aura sauvage. Diogène devait sortir de son corps. Il pensa à Perec et à son livre où il dissertait avec humour et talent des bibliothèques. Un mot qui ne convenait pas à son cabinet de curiosités. Quatre ou cinq bouquins, il avait réussi à larguer et déposer dans l'entrée de l'immeuble, pas plus ; il y en aurait d'autres, mais se séparer de ses livres était toujours un arrachement. Pourtant, il en avait délaissé presque trois cents lors de son dernier déménagement, dont bien évidemment certains qu'il regrettait aujourd'hui de ne plus avoir. Il faudrait qu'il se fasse soigner, être envahi de livres en dérangement dans un petit appartement parisien relevait de la résolution de la quadrature du cercle, a fortiori quand on n'était pas un as de l'organisation.
       Il se prit la tête à deux mains la migraine commençait de lui venir irrémédiable et pulsatile. Sortir. Un peu. Juste un peu. Le temps de se vidanger le regard, de faire un arrêt-image. Alors il sortit. Il avait le vertige. Sentait grandir encore un malaise démesuré ce n'est que du matériel mais raisonne-toi donc. Il ne pouvait pas. Le front lui brûlait. Il essuya ses mains moites sur son jean. Il avait claqué la porte. Mais fit volte-face et rouvrit, tremblant. L'appartement était calme comme si la vie était belle. De là où il était, une pile de poches jaunis, haute et sereine, dont il ne parvenait pas à déchiffrer les titres, le toisait comme une tour de cauchemar. D'un geste à la fois ample et rapide, c'est sur elle qu'il jeta l'allumette enflammée.

    Le feu de l'action

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  • Commentaires

    1
    Jeudi 16 Juillet 2020 à 19:06

    Trop trop bonne idée ! Si ça fume encore, je peux en ajouter sur la pile ...

    Très beau texte un peu (mais si peu) extrapolé de la réalité ... !

    Bonne soirée rangement donc :-)

      • Vendredi 17 Juillet 2020 à 17:40

        Une idée peut-elle être trop bonne ? :-) Pyromane véloce, moqueur intransigeant ... tu es bien cruel avec les doudingues. Un peu de commisération pour ce personnage de pure fiction ... (d'ailleurs, n'est-ce pas un homme ?) "Soirée rangement" ? Que nenni, jeudi arte (The Killing, série scandinave ...)
        Merci JL :-)

    2
    patrick
    Jeudi 16 Juillet 2020 à 21:09

    On a Tous besoin de nos piles de ceci , de nos Tas de cela , de nos amoncellements d'autres choses , et nos accumulations d'un tas de bricoles , formant pour les autres un joyeux bordel sans nom.

    De cela,  notre équilibre , ou ce qui en reste , dépend.

    Ces accumulations , nécessaires , se font physiquement , ou psychiquement , comme autant de repères visuels ou intellectuels, sans lesquels nous ne saurions nous déplacer, ni penser, même si de temps en temps une minutieuse et exhaustive revue de détail de ce qui peut  peut-être encore servir est nécessaire .

    Donc, tu fais du tri ?

      • Vendredi 17 Juillet 2020 à 17:32

        Les piles, c'est bien quand on les maîtrise, je me souviens que tu m'as dit contrôler ce monde-là, le tien. Perso, je ne maîtrise pas tout, et si je me dis que si c'est par manque de place, je n'en suis pas complètement sûre. Dire que je fais du tri serait beaucoup dire, enfin si, mais je ne jette pas, je recompacte par case plus "retrouvable" :-) Que sait-on de ce qui peut encore servir, et qu'appelle-t-on "servir" ... mouais, t'inquiète, j'ai conscience que ces propos sont remarques de café du commerce :-) Tu parles d'équilibre, j'hésite entyre débordement et enfouissement. Sinon, bien que JL m'ait très vite cassé mon coup, c'est une fiction ! :-)

    3
    Jeudi 16 Juillet 2020 à 21:11

    oh non, pas ça ! 

    jamais je ne pourrai le supporter !

    quelle idée ...

    il aurait pu faire tant d'heureux en les abandonnant un à un sur des bancs publics !

    amitié .

      • Vendredi 17 Juillet 2020 à 17:25

        :-) ... c'est une fiction sais-tu ! je ne brûle pas de livres ... et puis, il ne faut pas lui en vouloir, il est si perturbé, la fièvre de la folie est à deux doigts de le consumer ... alors ! ...

    4
    patrick
    Vendredi 17 Juillet 2020 à 00:12

    Pris aussi dans "le feu de l'action", j'ai oublié de te dire que ton texte est, une fois de plus , splendide .

    A mi-chemin entre  la broderie fine , et l'horlogerie. bravo !

      • Vendredi 17 Juillet 2020 à 17:35

        C'est gentil et très charitable ... mazette : "broderie" et "horlogerie", deux mamelles de minutie. Minutie qui eût pu être plus précise encore si je n'avais pas jeté ce texte dans un cri écrit d'un trait. Grand merci à toi.

    5
    Vendredi 17 Juillet 2020 à 23:16

    oh ! j'ai cherché vainement le nom de l'auteur et le titre du livre dont ce serait l'extrait... mais tes fidèles m'ont laissé entendre que c'est de toi... Superbe ! Suis incapable d'écrire comme ça... Bouche-bée je reste...

      • Vendredi 17 Juillet 2020 à 23:35

        :-) Ravie que mon écriture te plaise Eva ; grand, grand merci !
        Bonne nuit !

    6
    Samedi 18 Juillet 2020 à 16:12
    daniel

    Moi je ne garde pas grand chose. Je n'aime pas être encombré. J'ai l'impression que cela nuit à ma liberté !

    J'ai besoin d'espace et  j'aime bien regarder au loin. Très beau texte, super bien écrit !!

      • Mardi 21 Juillet 2020 à 09:35

        Grand merci pour ce com, Daniel. je pense que mon besoin d'être entourée, le mot n'est pas anodin, en même temps qu'il m'étouffe, me sécurise ... l'humain.e est complexe ... :-)

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